45 - Dominique Olsenn - L'or et le feu
Tu honores ces journées « off » comme un privilège. Dans ces contrées
méridionales, l’automne ne se manifeste que très discrètement. Point de
forêts aux reflets roux et or. Les lauriers sont toujours en fleurs et
rosissent encore les promenades du bord de mer. Le ciel, débarrassé des
brumes estivales, s’obstine d’un bleu pur et lumineux. La mer semble
fébrile et se ride sous les risées de ce début novembre. Pourtant quelques
voiles blanches taquinent encore son espace capricieux où les bleus
profonds se couronnent de crêtes d’écume.
Toi, tu te hâtes en secret vers tes 12 ans. Grandir, grandir, grandir… tu ne
penses qu’à ça ! Tu n’attaches plus tes cheveux longs et tu souris
lorsqu’ils caressent tes joues dont tu ne soupçonnes pas qu’elles
conservent encore certaines rondeurs de l’enfance.
Aujourd’hui, jeudi, cinéma. Un film brésilien sur le carnaval de Rio. Tu te
régales déjà de l’esquimau de l’entracte et du frémissement de la salle
lorsque tout s’éteint.
Très vite, les spectateurs sont emportés par les rythmes endiablés de la
samba. Nombreux sont ceux qui, debout, dansent dans les allées. Tes
pieds seuls dansent, sagement. Puis apparaît Orfeu, séduisant jeune
homme des favellas. Son sourire éclatant et sa joie de vivre te capturent
bien vite. Tu lui souris dans l’obscurité. Jamais tu n’avais ressenti la
beauté d’un homme avec autant de force. Il chante « Maňha de
Carnaval », ses mains aux longs doigts déliés caressent sa guitare. Tu es
alors submergée par une émotion inconnue. Quelque chose que tu ressens
là, au creux de ton estomac, te fait agripper les accoudoirs de tes mains
subitement brûlantes. Les vagues qui te parcourent te tissent un tapis
volant. Tu le dévores des yeux ce bel Orfeu. Si noir sous sa chemise
blanche ouverte sur son torse irisé de la sueur des sambas. Cette peau de
ténèbres aimante tous tes sens. Mais tu ne le sais pas. Pas encore.
Lorsqu’il pose sa main sur celle d’Eurydice, une onde de chaleur, presque
une douleur, t’enveloppe d’un ailleurs troublé. Tu ne vois plus que ces
deux peaux qui se frôlent, se parlent en silence. Tu resplendis à leurs
côtés dans le soleil couchant, parée d’or sombre.
Tu perds le fil de l’intrigue. Mais peu t’importe ! Tu guettes dans chaque
image la peau d’Orfeu, ses reflets obscurs, son velours satiné.
Lorsqu’il s’avance dans son costume de carnaval, le torse corseté de
croisillons d’or, tu oublies de respirer. Ta main imagine sa peau sous tes
doigts. Tu caresses. Tu effleures. Tu étreins. Tu entrelaces. Des milliers
d’aiguilles assaillent le bout de tes doigts de leurs picotements. Et tu
souris à cet envahissement. Tu l’accueilles comme un ami, confiante.
Le film terminé, tu ne veux pas quitter la salle. A l’extérieur tout te paraît
étrange, métamorphosé. Tu ne parles pas. Tu veux être seule. Seule pour
revivre la peau d’Orfeu, la savourer encore et encore. Tu viens de vivre ta
première découverte du désir de l’autre. De la braise de sa peau. Tu ne
sais pas encore de quoi est fait ce désir qui t’emporte. Mais tu en sais
maintenant le délice.